Cet article du professeur émérite Mhamed Hassine Fantar, publié le 28.04.2014 dans le Huffington Post Maghreb retrace, entre mythologie et archéologie, l’historique des expéditions maritimes phéniciennes et puniques.
« Philon de Byblos nous a conservé la légende du premier navigateur phénicien: un incendie éclata un jour dans une forêt voisine de Tyr, conséquence de très fortes pluies et de de vents violents. Ousos, un héros de la mythologie phénicienne, prit un arbre, le dépouilla de ses branches, le jeta dans la mer et l’enfourcha. Ce fut le départ de la grande aventure phénicienne à travers la Méditerranée.
Dès lors, les Phéniciens étaient partout présents. On les rencontrait sur tous les rivages, dans tous les ports, sur tous les marchés. Pour ce faire, il leur fallait une marine capable d’affronter tous les dangers de la mer, les orages, les tempêtes, le calme plat, sans parler de la piraterie. Grâce aux inventions de la quille, des membrures et du clou qui remplaça l’encastrement par les tenons et les mortaises, la navigation put faire de véritables exploits à partir de 100 avant J.C.
Présents déjà au 3ème millénaire sur les côtes actuelles de la Syrie et du Liban, les Cananéens, ancêtres des Phéniciens, avaient inauguré leurs premiers cabotages: c’étaient des navigations le long des côtes, dont le motif principal était déjà le commerce.
Bientôt leurs horizons s’élargirent. Au second millénaire, leurs embarcations, encore modestes, avaient cependant l’audace de naviguer sur les eaux de la mer rouge comme le laisseraient croire les textes de Ras-Shamra, recueillis grâces aux fouilles d’Ugarit. On rencontrait déjà les cargos phéniciens en Ethiopie et dans les Indes. Les vaisseaux des cités de la côte étaient au service de Pharaon, transportant le bois de cèdre nécessaire à la construction des temples et des palais. Ils allaient chercher l’or et des aromates à Ophir, un pays mentionné par les Saintes Ecritures et par une inscription découverte à Tell Qasile, en Terre Sainte, où l’on a relevé l’expression « or d’Ophir » écrite en caractères paléohébraïques, issus directement de l’écriture phénicienne.
Bien avant ces navigations, un poignard découvert à Byblos nous a conservé le souvenir d’autres lointains voyages. L’artiste fixa pour la postérité une scène mémorable sur les deux faces du fourreau : reconnaissable grâce à sa harpe, arme royale par excellence, on voit le roi sur un mulet venir à la rencontre des voyageurs d’Ophir. C’est dire quelle importance le roi de Byblos du second millénaire accordait à ces voyages et au commerce maritime. Comme animal exotique, le ciseleur avait choisi le singe. Il a gravé par ailleurs une scène de chasse au lion. Le travail se termina par l’image d’un poisson qui doit évoquer entre autres choses, la mer et les dangers de la navigation. Serait-ce déjà un talisman? Un apotropaïon?
La marine phénicienne semble avoir atteint son apogée au premier millénaire: son développement était tel que ses unités avaient l’audace suffisante pour affronter l’Océan et accomplir de très longues traversées. Le Pharaon Néchao confia la mission de reconnaître les côtes africaines à des marins phéniciens. Partis de la mer rouge, ils durent doubler le Cap de Bonne Espérance et rejoindre leur point de départ après avoir traversé les colonnes de Melqart, l’actuel Gibraltar. C’est Hérodote qui conserva le souvenir de cette expédition gigantesque sans trop y croire d’ailleurs. Les Phéniciens auraient mis trois longues années à faire ce voyage, étant bien entendu qu’au cours de la mauvaise saison, ils tiraient leurs navires à terre pour camper jusqu’au prochain beau temps. Mais ils ne restaient pas inactifs : ils semaient et repartaient avec la récolte. Ce qui suscita la méfiance de l’historien d’Halicarnasse, c’était surtout l’affaire du soleil qu’ils auraient vu d’abord se coucher à leur droite. Or, c’est bien ce détail qui prouve que la flotte phénicienne doubla effectivement ce que nous appelons aujourd’hui le Cap de Bonne-Espérance.
Au dossier de ces navigations qui, au VIIe siècle avant J.C. conduisaient les Phéniciens vers des régions équatoriales et au-delà vers l’hémisphère sud, il faut verser une patère d’argent découverte à Péneste en Italie et exposée au musée de la Villa Gilia à Rome ; fabriquée dans un atelier phénicien, elle nous présente un prince chasseur aux prises avec un singe de grande taille et dépourvu de queue; il s’agit vraisemblablement d’un chimpanzé ou d’un gorille. Cette patère est importante non seulement pour l’histoire du commerce phénicien mais aussi pour les expéditions organisées le long des côtes africaines.
Les Carthaginois eurent, eux aussi, à longer les côtes africaines. Partant de Carthage, Hannon et ses compagnons sur 60 pentécontores, franchirent les colonnes de Melqart pour s’engager dans l’océan. Les auteurs anciens nous ont transmis le souvenir de cette expédition. Voici d’abord le témoignage de Pline:
« Au temps où florissait la puissance de Carthage, Hannon part de Gadès, contourna l’Afrique jusqu’à l’extrémité de l’Arabie et il fit connaître par un récit cette navigation ; comme aussi Himilc, envoyé à la même époque pour explorer les parties extérieures de l’Europe », Hist .Nat. II, 169.
Il nous rapporte qu’Hannon fit connaître sa navigation par un récit rédigé selon toute vraisemblance en langue punique. Nous avons une fois de plus la preuve irrécusable de l’existence d’une abondante littérature carthaginoise. Les temples possédaient sans doute des bibliothèques indispensables pour la formation des Carthaginois. Le texte de Pline se trouve confirmé par la traduction grecque de la relation d’Hannon, traduction que Stéphane Gsell a datée du IVe siècle avant .J.C. Elle se trouve dans les archives de la Bibliothèque de Heidelberg. Voici un bref extrait de cette version succincte faite sûrement par des Grecs anonymes:
Relation de Hannon, roi des Carthaginois sur les contrées libyques au-delà des colonnes d’Héraclès et qu’il a dédié dans le temple de Chronos et dont voici le texte : « Il a paru bon aux Carthaginois qu’Hannon naviguât en dehors des colonnes d’Héraclès et fondât des villes de libyphéniciens. Il navigua donc, emmenant 60 vaisseaux à 50 rames, une multitude d’homme et de femmes au nombre d’environ 30.000, des vivres et d’autres objets nécessaires ».
Il semble donc que cette exploration des côtes occidentales de l’Afrique eut été décidée par les Carthaginois sans doute à travers le Sénat et l’Assemblée du peuple.