Josette Elayi, historienne française, chercheuse au CNRS, est l’auteure de nombreux ouvrages autour de la civilisation phénicienne. Dans le cadre de ses recherches, elle a développé une nouvelle méthode de travail, pluridisciplinaire, alliant épigraphie, numismatique, archéologie, économie et sociologie. Un tout pour mieux approcher cette civilisation antique.
Son livre « Histoire de la Phénicie », paru aux éditions Perrin en 2013, annoncé sur notre blog lors de sa sortie, vient de paraître en édition de « poche » chez Tempus.
Bahjat Rizk, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO, salue cette nouvelle édition à travers un excellent article dans l’Agenda culturel. Pour ceux qui sont fidèles aux publications de Bahjat Rizk, ils apprécieront sûrement l’élégance du discours et surtout le choix pertinent des mots. Nous relevons quelques phrases qui méritent réflexions.
« La question de la Phénicie n’est toujours pas résolue chez tous les Libanais alors qu’ils auraient tout intérêt à s’en revendiquer collectivement car elle établit une plateforme dans l’antiquité, qui les concerne tous et pourrait contribuer à renforcer leur identité nationale, toutes communautés confondues ».
La question de la Phénicie n’est pas la seule non résolue ! Malheureusement la question de l’Histoire au Liban en sa totalité reste complexe. Écrire une histoire commune est une « mission impossible ». Chaque communauté à son point de vue, son interprétation propre. A un moment, il y eut consensus autour d’un pays indépendant, néanmoins, ce consensus fut tellement fragile qu’à la première crise tout s’écroula. La preuve en est aujourd’hui, aucun accord ne semble possible pour évoquer les années de guerre et les livres scolaires libanais restent muets. Comment avancer en étant amputé aussi gravement ?!
« Il est par ailleurs assez vain, d’alléguer une quelconque opposition identitaire ou idéologique, entre l’appartenance arabe et l’ascendance phénicienne. Il ne s’agit pas de la même époque, l’une relevant de l’antiquité et l’autre du moyen âge (ce n’est qu’à partir de 635 que les villes de Beyrouth, Byblos, Tripoli, Saïda et Tyr succombent à la conquête arabe). Comme il n’y a jamais eu d’opposition mais une continuité entre l’Égypte pharaonique et l’Égypte arabe (639), la Mésopotamie antique et l’Irak arabe (636), la Carthage antique et la Tunisie arabe (673). Ce qui est admis communément pour les autres nations arabes devrait aussi naturellement s’appliquer au Liban« .
Cette question épineuse, abordée en toute franchise, nous ramène au fondement de l’éducation, de la pédagogie et la méthodologie historique. Poser la question aux étudiants libanais de ce qu’ils pensent des cours d’histoire. La première réaction à vif énonce : « ce n’est que de la mémorisation ». Nous retenons par cœur, cela nous assure des bonnes notes. L’étude de l’histoire se résume à imiter le perroquet, répéter sans rien comprendre. Ajoutons à cela, la contradiction entre la version officielle à l’école et les versions privées entendues et rassérénées dans le milieu familial. Comment construire notre histoire dans un contexte pareil ?
Il y a toujours eu un clivage, entre les différentes périodes de l’histoire libanaise. Au début, un clivage historique, récupéré et instrumentalisé par la suite, entre une appartenance phénicienne ou arabe. Comme si cette dualité avait raison d’être. Comme si les partisans venaient chacun d’un ailleurs et n’étaient en aucun cas des citoyens d’un même pays. Nous avons oublié d’éduquer les générations d’élèves en usant de la pédagogie élémentaire qui explique les différentes strates qui constituent une identité. Nous avons préféré enseigner l’histoire événementielle au détriment d’une histoire basée sur la méthodologie, favorisant ainsi la compréhension, l’analyse et le libre arbitre. Il y a toujours eu des oppositions entre ceux qui revendiquaient l’histoire antique et ceux qui voulaient l’anéantir pour ne garder que la dernière strate.
« L’idée de se pencher sur le passé phénicien est un atout culturel pour tous les Libanais qui leur permet d’appréhender leur riche passé, de transmettre et préparer leur avenir commun. »
Le Liban, est un État jeune, créé en 1920, dans un contexte particulier, à la sortie de la première guerre mondiale. Il n’a pas été « désiré » par tous. L’indépendance de 1943, a eu l’espoir de mobiliser autour de la jeune République, ceux qui étaient réfractaires à cette nouvelle entité. Hélas ! Le Pacte national ne put rassembler solidement, ce qui amena, quelques années plus tard à de nouvelles scissions dans la société libanaise. A la sortie de la guerre, en 1991, les blessures ont été subi par tous, dès lors, chacun a voulu retrouver ce passé pas si lointain, ou l’art de vivre à la libanaise, était chanté par tous. L’espoir de sauver ce qui restait de noyau d’État.
Une première exposition fut programmée à l’IMA, en 1998, Liban, l’autre rive. Elle a surpris beaucoup de visiteurs, qui croyaient ce pays « anéanti » et qui le voyaient renaître de ses cendres. Une deuxième exposition La Méditerranée des Phéniciens, de Tyr à Carthage en 2007, vint confirmer la volonté de ce peuple millénaire de braver l’adversité et confirmer sa présence sur l’échiquier mondial.
Les « chantres » de la Phénicie, ont souvent péché par chauvinisme. Cette attitude les a peu éloigné de la méthodologie historique, scientifique, pour les amener vers des épopées lyriques. A l’inverse, les défenseurs de « l’arabisme » ont cru que l’histoire du Liban commencé avec la période islamique, reniant les siècles précédents qui ont forgé une grande partie de l’identité du peuple et de la terre. Aujourd’hui, chacun a pris pour son grade et la réalité est toute différente. Les générations actuelles, ont soif de vérité, loin des accommodations politiciennes et clientélistes.
Le 14 février 2005, que l’on soit partisan ou pas, nous avons tous été marqué par la marrée humaine au centre-ville de Beyrouth avec un seul symbole érigé, le drapeau libanais. Ce jour, marqua un tournant, la revendication claire et nette d’une appartenance commune. Dès lors, regarder ensemble dans une même direction était possible, toujours un regard personnel mais suivant un même horizon.
La question de la Phénicie et autres strates de civilisations accumulées au fil des siècles ne faisait plus peur. Nous avons tous compris que notre héritage est le plus noble car il est multiple. Notre vraie liberté est celle de nos innombrables et riches appartenances, chacune correspondant à une de ces strates. Ensemble nous avons formé ce pays unique au monde, unique par sa diversité. Nous existons les uns, avec les autres, à travers les autres. Sur ce point, nous rejoignons Bahjat Rizk pour dire que « cet apport phénicien devrait être reconnu et valorisé par tous les Libanais au-delà de leurs différences religieuses. Il peut servir à les relier entre eux. Plutôt que de se dresser autour de ce qui les divise, ils devraient se retrouver autour de ce qui peut les rassembler ».
Sur notre page consacrée à l’alphabet, nous avons écrit : « Ainsi, ce petit peuple qui tînt une si petite place sur la carte a su offrir au monde la plus belle des inventions. A l’heure où le monde se réjouit du progrès technique et du développement des moyens de communication avec Internet, nous pouvons dire, sans trop de prétentions, que le principe d’échange et de partage avait déjà animé l’esprit des Phéniciens voilà III millénaires ».
Les cités phéniciennes, libres et indépendantes, alliées par moment ou concurrentes, avaient conquis le monde et transmis ce qu’elles avaient de plus beau. Rares sont ceux qui leur ont rendu justice. Aujourd’hui, les historiens, archéologues, chercheurs et scientifiques, œuvrent, scientifiquement et méthodologiquement, afin de réparer ces lacunes et garder vive la mémoire de cette civilisation.
À travers notre site, consacré aux Phéniciens, nous contribuons, aussi régulièrement que possible et avec nos moyens personnels, à préserver cette mémoire, loin tout amalgame qui pourra amener à une interprétation quelconque. Nos articles sont annotés et référencés respectant le travail des historiens et archéologues qui font le maximum pour apporter la lumière sur ce peuple souvent ‘oublié’. Nos pages sont en perpétuelle évolution et le style se veut simple, accessible à tous.
La conclusion nous la réservons à une citation de Charles Corm :
« Si je rappelle aux miens nos aïeux phéniciens,
C’est qu’alors nous n’étions au fronton de l’histoire,
Avant de devenir musulmans ou chrétiens,
Qu’un même peuple uni dans une même gloire … »
La montagne inspirée,1934
Œuvres poétiques 10,
Editions de la Revue Phénicienne.