Dans le Huffington Post Maghreb, un article pertinent et intelligemment argumenté de Mhamed Hassine Fantar, professeur émérite des universités, autour de la culture et les langues en Tunisie qui ont toujours été multiples, apportant par leur diversité une grande richesse intellectuelle au pays.
« Nos ancêtres avaient parlé le libyque dont relèvent, pour l’ensemble du Grand Maghreb, plus d’une centaine de dialectes et sabirs berbères ou tamazight. Avec l’arrivée des Phéniciens et la fondation de Carthage, une nouvelle langue s’imposa parce qu’elle était alors plus efficace et plus féconde. C’était le punique, dont les écrits, attestés dans tous les pays du Grand Maghreb et dans d’autres pays d’Europe, notamment la Sicile, la Sardaigne et la Péninsule ibérique, se comptent par milliers. La langue de Carthage a largement contribué à la sémitisation et à la fécondation du Grand Maghreb.
Après la destruction de la Cité d’Elyssa, Rome réussit à imposer sa langue sans trop chercher à faire disparaître celle de Magon et d’Hannibal: A l’instar de tous les peuples de l’Empire romain, nos ancêtres adoptèrent eux aussi la langue de Virgile. Mais au crépuscule du septième siècle de l’ère chrétienne, les conquérants arabes introduisirent en Ifriqiya l’Islam et leur langue qui, avec le temps, finit par s’imposer pour des raisons d’Etat, de religion, d’efficacité, de créativité et d’ouverture. Cette nouvelle langue s’y trouva bien à l’aise, profitant d’un terrain dûment préparé et, pour ainsi dire, fécondé par Carthage, dont la langue appartient à la grande famille sémitique.
Aujourd’hui, personne ne pourrait contester à la langue arabe sa prééminence en Tunisie, ni sa place de langue nationale et identitaire. Notre devoir est donc de la cultiver sans omettre de la moderniser et de l’enrichir en puisant dans notre héritage linguistique et en faisant fructifier tous les apports des langues de la Mésopotamie, du Yémen, du pays de Canaan, d’Egypte, du Maghreb et de bien d’autres terres qui sont, aujourd’hui, laissées pour compte dans tous les pays arabes, où l’amnésie fait des ravages. La langue arabe demeure donc notre principale préoccupation: elle est notre présent et notre avenir. Mais que pensez-vous d’une telle langue dont le lexique est présent dans des textes qui remontent à plus de cinq mille ans? Quel prestige! Aujourd’hui, en traversant l’avenue Bourguiba, à Tunis, vous pouvez percevoir le parler d’Hammourabi, dont le Code nous est parvenu en cunéiforme. La stèle, porteuse de ce texte, se trouve au musée du Louvre à Paris, dans l’indifférence du monde arabe, encore peu sensible à l’importance de son patrimoine en exil. Ne devrions-nous pas nous intéresser à ce riche et incomparable héritage linguistique pour faire ce que les élites des Académies arabes n’ont pas encore fait: le dictionnaire historique et le dictionnaire étymologique de la langue du Coran? Mais une telle entreprise ne saurait se faire sans la connaissance profonde de toutes les langues sémitiques.
Faire connaître les compétences et valoriser les acquis
Quoi qu’il en soit, la Tunisie, ne saurait rester indifférente à l’égard de tous les dits et écrits du temps d’Hannibal, de Massinissa, de Magon, d’Hannon, de Térence, d’Apulée, de Tertullien, l’auteur de la première lettre ouverte au monde, adressée au pouvoir exécutif en faveur de la liberté de conscience: « Il est de droit humain, écrivit-il, et de droit naturel que chacun puisse adorer ce qu’il veut: la religion d’un individu ne nuit ni ne sert à autrui. Il n’appartient point à une religion de contraindre une religion ». Il nous appartient de connaître toutes nos langues libyque, punique, latine et arabe. Peut-on laisser aux autres nos riches littératures dont les auteurs comptent parmi les plus grands bâtisseurs de la culture méditerranéenne? Nous devons penser à la formation d’élites capables d’accomplir cette noble tâche! Nos universités, instituts et centres de recherche doivent s’en charger. C’est aussi la tâche de notre Académie qui ne joue pas encore l’intégralité de son véritable rôle.
Mais, pour la reconquête de notre patrimoine dans son ensemble, nous devons, en outre, maîtriser les langues modernes de notre voisinage proche et lointain. Ce sont pour nous des outils indispensables. Mais nous devons nous souvenir que la Tunisie a su faire des réalisations dans bien des domaines, notamment ceux de l’éducation et de la culture. Dès l’aube de son indépendance, Bourguiba a créé l’Institut national d’archéologie et d’Arts, dont le président fondateur fut le grand érudit Hassen Hosni Abdelwahab. Ce faisant, la Tunisie indépendante exprima sa volonté de reconquérir l’ensemble de son patrimoine, quelles qu’en soient l’époque, la langue, la religion, la politique, les coutumes, les manières d’être et d’avoir.